« Une challenge run consiste à terminer un jeu en s’imposant un défi ».
Sur Dark Souls, les Challenge Run sont particulièrement populaires, et la catégorie la plus prestigieuse est sans conteste la ABNH (pour « All bosses No Hit ») : faire le jeu à 100 %, boss optionnels et DLC inclus, sans jamais se faire toucher. Pas sans mourir, sans être touché. La communauté des Challenge Runner n’étant pas en manque de talent, presque tous les jeux From Software ont été réussis en ABNH. Mais plusieurs années après sa sortie, l’un d’entre eux résiste encore et toujours à l’envahisseur.
SquillaKilla est l’un des meilleurs Challenge Runner du monde : ce n’est pas son histoire que nous contons mais c’est sur son stream qu’elle débute. Un bel après-midi de printemps, l’un de ses viewers demande sur le chat : « À quand la All bosses no Hit sur Dark Souls 2 » ? La réponse fuse : « Dark Souls 2 ? C’est impossible ».
Squilla est-il sûr de lui ? Parle-t-il d’expérience ? Il connaît probablement son affaire ; après tout, il est la première personne au monde à avoir réussi Dark Souls 3 et Bloodborne en ABNH. Seulement, parmi les milliers de viewers qui regardaient Squilla ce jour-là, on trouve Otzdarva : un youtuber qui passe le plus clair de son temps à faire l’idiot en PvP sur Dark Souls 3. Il connaît bien la série mais n’a pas particulièrement un profil de Challenge Runner. Pourtant, lorsqu’il entend la réponse de Squilla , il n’y voit ni une mise en garde ni une tentative de découragement, juste un défi.
Chapitre I : « C’est impossible »
Il faut commencer par évaluer l’ampleur de la tâche : Dark Souls 2 avec ses DLC, c’est 41 boss. Par comparaison, Dark Souls 3, c’est 25. 41 Boss c’est plus que Demon Souls et Bloodborne réunis.
Pour arriver jusqu’à eux, il faut traverser 35 zones qui comptent parmi les niveaux les plus difficiles jamais designés par From Software.
Le Ravin Noir, par exemple, est une abomination. Ses murs sont couverts de statues crachant du poison (mais pas toutes les statues), et son sol est recouvert de flaques d’huiles abritant des créatures qui attrapent les pieds des aventuriers pour les traîner dans les abysses (mais pas toutes les flaques). Quant au malheureux qui passe trop de temps à regarder flaques et statues, il est rapidement boulotté par un ver géant sorti d’une crevasse.
Le Bois de l’Ombre est un autre lieu notable, une forêt, noyée sous tant de brouillard qu’y voir à un mètre est impossible. Mais également la demeure d’une armée de spectres « transparents ». Résultat : la mort peut être en train de courir droit sur vous et vous ne verriez qu’un léger scintillement sur la brume.
Il y a dans le design des zones de ce jeu une fourberie assez spectaculaire, même pour un Dark Souls.
Ce monde est également parcouru par les « Esseulés » : un groupe de fantômes du genre imprévisibles. À chaque partie, ils sont susceptibles d’apparaître (ou non) à 19 endroits différents du jeu, poursuivant le joueur de leurs faux acérées et transformant alors un niveau qui doit être minutieusement parcouru mètre par mètre en course-poursuite désespérée. Pas question de les affronter à la loyale, ils frappent bien trop vite. Alors il faut un plan pour chacune de leurs 19 apparitions : où courir, quelle arme utiliser, comment les tuer avant d’être rattrapé, et surtout, il faut garder chacun de ces 19 plans en mémoire malgré la rareté de leurs apparitions. Parce que le jeu a cette façon de savoir quand la run se passe bien et de se déchaîner alors. Le jour de la vraie run, les Esseulés attendent en embuscade, ça ne fait aucun doute.
Et au bout de tout ça, à la fin de la fin du dernier DLC : Eleum Loyce, La ville du givre. Immense et labyrinthesque. Obligeant le joueur à l’explorer de fond en comble pour trouver les 4 chevaliers qui l’accompagneront dans la bataille finale. Sous ses airs de paisible cité endormie sous la glace, Eleum Loyce est l’un des challenges les plus relevés jamais inventé par From Software et pour le Runner fatigué qui y débarque après 10 heures de jeu, c’est un cauchemar.
Dark Souls est un jeu qui ne fait quasiment pas dans l’aléatoire. Un même ennemi est toujours au même endroit, une même attaque fait toujours autant de dégâts. En cela ces jeux sont des partitions de musique. Une partition peut être atrocement difficile à apprendre mais une fois conquise, on peut la jouer 1000 fois. Parce qu’il n’y a aucune surprise, parce que les notes ne bougent pas de leurs mesures. C’est la même philosophie qui s’applique ici : il suffit de tout apprendre. Mais la principale question demeure (et elle hante le runner tout comme ses viewers) : Dark Souls 2 n’est-il pas une partition trop grande pour être apprise par cœur ?
L’entraînement débute. Et les outils de speedrun qui permettent de recommencer le même niveau, (ou le même boss) en boucle, sont infiniment précieux. Il faut compter chaque ennemi dans chaque zone, tracer des itinéraires, décider quels objets sont indispensables pour la suite et comment les ramasser en prenant un minimum de risques. Combien d’attaques différentes ce boss a-t-il ? Change-t-il de comportement si l’on s’éloigne ? Quelle fenêtre d’esquive pour chaque attaque ? Ce sont des centaines de morts et des dizaines d’heures de travail pour obtenir les réponses à toutes ces questions pour un seul niveau, ou pour un seul boss.
Deux mois après le début de l’entraînement : Otzdarva tente une run complète pour la première fois. Temps : 12 heures, nombre de hits : 60. Incroyable pour un joueur ordinaire, atrocement loin du but dans notre cas. Retour au travail.
Le Lac des Imparfaits pose problème. Il s’agit d’une vaste étendue d’eau où habitent les Imparfaits, mélange improbable entre une grenouille et un dinosaure. Point à noter : si l’Imparfait repère un aventurier gambadeur, il relâche un souffle si destructeur que même avoir un mur entre soi et la créature n’est pas une garantie de survie. À cause de ce souffle, passer sous leur nez en courant n’est pas une option. Alors Otz et ses viewers remontent jusqu’au sommet de la ville, d’où l’on peut voir le lac presque 100 mètres plus bas, pour étudier les rondes effectuées par les créatures. Leurs itinéraires sont cartographiés pour pouvoir enfin tracer la route parfaite qui permet de passer sans encombre.
Nouvelle tentative : 31 hits.
Le pont qui permet d’entrer dans la Forteresse de Fer est gardé par Dennis l’armurier. Après moultes défaites face à son épée, il apparaît que la meilleure méthode consiste à sauter sur l’un des piliers qui soutiennent le pont, en équilibre sur une corniche de quelques centimètres suspendue au-dessus d’un lac de lave. C’est là, caché derrière le pilier, que le joueur lance un sort de poison qui traverse lentement le pilier pour aller infecter Dennis, le tuant à petit feu. Si une méthode aussi improbable est retenue, c’est que chaque arme, chaque sort, et chaque objet du jeu a déjà été essayé.
Nouvelle run : 14 hits.
L’unique couloir qui mène au sommet de la Tour de Brume est gardé par un géant, aussi large que le couloir qu’il surveille. L’affronter dans un lieu aussi étriqué c’est perdre à coup sûr, mais en attirant son attention d’une flèche bien tirée, le joueur peut passer entre ses jambes pendant qu’il se retourne. Le timing, cependant, doit être irréprochable car le gardien du couloir n’est distrait qu’une seconde.
Nouvelle run : 5 hits
C’est pas beaucoup 5 hits. À partir de là, Otz relance la partie à la première erreur. Fini l’entraînement, il croit avoir une vraie chance d’attraper « la » run.
C’est également l’époque où sa chaîne Twitch expérimente l’un des phénomènes les plus magiques de la plateforme, un courant qui unit streamer et viewers pour faire tomber les records et réaliser l’impossible : LA HYPE. Tant que la run est prometteuse, personne ne va se coucher. Le viewer qui devait sortir annule son rendez-vous, le streamer voisin arrête son live pour venir host la tentative... Tout le monde veut être là quand ce sera la bonne. Tout le monde veut voir « la » run de ses propres yeux. Otz dépassait rarement les 200 viewers : soudain son audience triple. Ses lives débutent à 600 viewers et montent rapidement à 1000. La run n’est même pas réussie et elle a déjà quintuplé son audience.
Vient le 7 septembre 2018. Nous sommes à 4 mois d’entraînement. Ce jour-là, aucun boss n’est trop rapide, aucun ennemi n’est oublié, pas une seule faute n’est commise et après presque 12 heures de live, Otz se retrouve face à l’ultime épreuve du jeu. Sur Discord comme sur Twitch, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, et c’est devant plus de 5 000 viewers qu’Otz s’avance face au Roi d’Ivoire.
Le Roi est tout sauf un dernier boss facile. Il est précédé par un combat aussi long qu’épuisant face à ses sbires, et lorsqu’il entre lui-même dans l’arène, ses attaques sont ridiculement rapides.
Que le boss soit difficile ou pas, à cet instant, le runner se bat avant tout contre ses nerfs. Il se bat pour ne pas retourner à ses interminables heures d’entraînement, il se bat pour ne pas décevoir les milliers de gens qui le regardent et qui, pour la plupart, le découvrent pour la première fois. Il se bat pour que ces 4 mois d’efforts ne soient pas vains. Il est dans un état que tous les runners ont connu en touchant presque au but, la manette lui glisse des mains à cause de la transpiration et malgré le bruit assourdissant des attaques du Roi D’ivoire, il n’entend rien d’autre que les battements de son cœur.
Otz fait un pas en arrière, atroce erreur. Le Roi d’Ivoire prépare sa charge, une attaque qu’il ne lance que si son adversaire crée de la distance. Celle-ci part vite, et surtout, elle peut partir à deux timings différents. Faut-il attendre pour voir exactement quand la charge va partir ? Il ne restera alors que quelques poussières de secondes pour esquiver par réflexe.
Otz refuse de miser la run sur ses réflexes émoussés par la fatigue, il esquive préventivement. Alors que son personnage se relève de sa roulade, la dernière frame de la charge du roi lui transperce le dos.
Otz a-t-il ressayé le lendemain ? Non. Il a compilé ses tentatives, fait un joli montage et publié le tout sur sa chaîne Youtube. Il ne parle plus de la run et durant quelques mois, plus rien ne rappelle la run sur sa chaîne Twitch, si ce n’est l’occasionnel viewer qui débarque en demandant : « DS2 when ? »
Au fond notre runner n’est pas satisfait, mais il n’est pas encore prêt à l’admettre. Il vit cinq mois loin du jeu, streamant du PUBG et du Dead By Daylight, répétant à ceux qui insistent qu’il est « déjà content d’avoir pu aller aussi loin ».
Mais le problème, quand on meurt à deux coups de la fin, c’est non seulement qu’on rentre bredouille, mais aussi qu’on a montré au reste du monde qu’en fait cette run est… faisable, et que la gloire est à portée de main.
Le reste du monde n’a pas eu besoin qu’on lui dise deux fois : pendant des mois des streamers du monde entier utilisent les routes et les stratégies d’Otzdarva pour tenter d’atteindre la All Bosses no Hit run de Dark Souls 2. En février 2019 la nouvelle tombe : l’un d’entre eux vient de finir le jeu avec 4 hits seulement.
La détente c’est sympa, mais personne n’est prêt à faire autant de sacrifices pour se laisser chiper la première place. Pour Otz, les vacances sont terminées.