L'esport peut-il être dangereux pour la santé mentale des joueurs et des joueuses ?

Publié le 25/11/2023 à 19:30 Par Waulk

À l'occasion de la 34e édition des Semaines d'information sur la santé mentale, il est temps de s'intéresser aux effets de la pratique de l'esport sur la santé mentale, afin de voir si ce domaine comporte plus de risques qu'un autre.

L'esport peut-il être dangereux pour la santé mentale des joueurs et des joueuses ?

À l'occasion du mois sur la santé mentale, MGG a décidé de publier une série d'articles sur les impacts potentiels du jeu vidéo sur la santé mentale des joueurs. Le sujet du jour est l'esport, un domaine où les plus beaux rêves peuvent hélas côtoyer les pires cauchemars. Voici comment la compétition vidéo-ludique peut influencer sur la santé mentale de ses pratiquants.

*Les risques potentiels présentés dans cet article ont été décrits par la psychiatre ARNAUD CASTIGLIONI BRIGITTE, spécialisée dans l'enfance et l'adolescence. La majorité des joueurs professionnels commencent leur carrière entre 17 et 20 ans, ce qui nous a poussé à recueillir l'avis d'une spécialiste dans ce domaine. Il s'agit ici de risques potentiels, et non pas de règles générales.

Impact de la compétition sur la santé mentale

Les impacts de l'esport sur la santé mentale peuvent commencer dès le début de cette pratique, tout du moins dès que la personne a un objectif en tête et ne lance plus son jeu vidéo préféré juste pour s'amuser. Sans forcément parler de vouloir devenir champion du monde ou joueur professionnel, rien que le fait de vouloir progresser sur un jeu peut générer des problèmes mentaux.

Match de League of Legends, image par Riot Games - Millenium — Match de League of Legends, image par Riot Games

"Ici il faut bien comprendre que le danger ne devient réel que si cette pratique devient le seul et unique centre d'intérêt de l'adolescent. Le risque principal ici est de voir l'adolescent se replier petit à petit sur lui-même et se contenter de se valoriser par rapport à son niveau sur le jeu. Cela peut l'amener à s'isoler socialement et à mal se construire. Avoir une passion n'est pas un mal, mais pour bien se construire un(e) ado a besoin de diversifier ses expériences, et se consacrer exclusivement à un domaine (que ce domaine soit l'esport ou un autre) n'est pas une bonne chose.

Une certaine dépendance peut également se créer dans les cas les plus extrêmes. La victoire et la progression dans un domaine génèrent des endorphines dans le cerveau, et une personne peut en devenir dépendante. En raison des modifications subies par leur système nerveux central, les adolescents (et d'autres personnes) peuvent développer une certaine dépendance au jeu. Remporter une partie déclenche certaines réactions chimiques dans le corps, qui procurent une sensation particulière. Ce genre de dépendance n'est pas forcément propre à l'esport ou aux jeux vidéos, et peut se retrouver dans d'autres domaines.

Brigitte Arnaud Castiglioni

Pour les joueurs parvenant à atteindre le niveau professionnel, de nouveaux défis apparaissent alors. Non seulement, ils doivent encore continuer de progresser pour rester au sommet, mais aussi faire face à la pression du public et des résultats. Ces joueurs, dont la plupart commencent leur carrière pendant leur adolescence, ont donc une première expérience professionnelle où ils ne doivent pas seulement apprendre un métier, mais être les meilleurs dans leur discipline, tout en étant jugé en permanence par des milliers, voire des millions de personnes, qui critiqueront leurs performances avec toute la délicatesse dont Internet sait faire preuve.

Liooon lors de son sacre sur Hearthstone, crédit image Blizzard - Millenium — Liooon lors de son sacre sur Hearthstone, crédit image Blizzard

Même si ces critiques ne sont pas adressées directement au joueur, une forme de harcèlement peut se mettre en place. La plupart des joueurs vont aller regarder les commentaires des internautes après un match, à l'image d'un sportif professionnel qui regarde ce que la presse et/ou le public a pensé de ses prestations. Un adolescent est en train de construire sa personnalité et de s'affirmer, mais alors que la plupart des gens confronteront uniquement leurs premiers succès et échecs à leur cercle de proches , l'esportif lui est la cible potentielle de milliers de critiques. Cela peut avoir des effets dévastateurs sur une personne en train de se construire, pouvant mener à la dépression.

Brigitte Arnaud Castiglioni

Il faut aussi ajouter à cela de potentielles remarques sur ce que la personne est réellement. Ces critiques peuvent viser le genre, l'orientation sexuelle ou l'origine ethnique d'un(e) joueur(se). L'exemple de Liooon sur Hearthstone est assez parlant. Juste après avoir obtenu son titre de championne du monde, alors que le commentateur lui demandait ce qu'elle ressentait en étant devenue la première femme championne du monde, la joueuse a partagé une anecdote concernant son premier tournoi, où un homme lui a dit : "Si tu es une fille, tu ne devrais pas venir ici. Ce n'est pas un endroit pour toi." De telles anecdotes sont hélas assez courantes, et ajoutées aux autres critiques dont sont victimes les professionnels, elles peuvent intensifier leur mal-être très facilement et réduire leur ego en miettes. Les risques de dépression (et toutes les conséquences liées) sont alors accrus.

Le Blue Wall, credit image Karmine Corp - Millenium — Le Blue Wall, credit image Karmine Corp

L'environnement, un élément primordial

En plus, même si les éditeurs de jeux et les équipes esport prennent de plus en plus conscience de l'importance d'un bon état mental non seulement pour l'équilibre personnel des joueurs, mais aussi pour leur permettre d'obtenir de meilleurs résultats, il y eut plusieurs dérives. L'une des plus célèbres sur la scène League of Legends est l'affaire TSM, où certains joueurs ont été maltraités par le grand patron lui-même, qui n'hésitait pas à les traiter entre autres de " personnes stupides et sans valeurs". Pour tous les joueurs, c'était une expérience horrible, et il était très compliqué pour eux de se défendre. Outre l'inexpérience de certains dans le domaine professionnel, d'autres viennent carrément de continents différents et ne savent même pas si cette pratique est normale ou non.

The International, la compétition phare sur Dota2, credit image Valve - Millenium — The International, la compétition phare sur Dota2, credit image Valve

Les conséquences d'un management toxique sur des employés ordinaires sont bien connues et documentées. Les risques principaux sont le burn-out, un repli social et la dépression. Encore une fois les risques sont exacerbés sur des adolescents en train de se construire, qui sont en règle général, encore plus fragiles que ne peut l'être un adulte.

L'environnement est également très important pour les joueurs qui ne réussissent pas à s'imposer dans la durée sur la scène professionnelle. Ces derniers ont fait d'énormes sacrifices pour toucher leur rêve du bout du doigt, avant de finalement échouer à deux marches de la réussite. Si une personne ne s'identifie que par l'esport, un échec dans ce domaine peut signifier pour elle un échec dans sa vie. Il est donc très important que leur vie ne se limite pas exclusivement à l'esport, afin qu'ils aient d'autres domaines auxquels se raccrocher afin de ne pas se juger qu'au travers d'une seule compétence.

Le point suivant est une hypothèse, car l'esport est un domaine relativement jeune et pas encore bien documenté de ce point de vue là. Néanmoins, dans d'autres domaines où la compétition est très importante comme le sport ou une carrière de star (du cinéma, de la chanson etc), certaines personnes n'ayant pas réussi leur rêve de jeunesse le reporte sur leurs enfants, et ces derniers deviennent alors leur seul moyen de poursuivre ce rêve par procuration. Ces comportements ont généralement un effet dévastateur sur les enfants, qui ne se valorisent que par leur réussite dans ce domaine. Encore une fois, il n'existe pas de cas avérés de ce genre dans l'esport, mais vu ce qu'il se passe dans d'autres milieux compétitifs, ces conséquences sont une hypothèse plausible.

Même une réussite dans l'esport n'est pas synonyme d'équilibre mental parfait. Il existe de nombreux cas de personnes qui ne sont construites/ identifiées que via un seul domaine, qu'il soit leur sport, leur travail ou même une activité annexe comme le fait d'être un parent au foyer, et lorsque cette occupation disparait de leur quotidien, un mal-être peut s'installer. Comme ces personnes ne peuvent plus briller ou exercer dans leur domaine de prédilection, elles ont l'impression de devenir inutiles et peuvent s'isoler socialement, ce qui peut mener à la dépression dans les cas extrêmes voire au suicide.

Brigitte Arnaud Castiglioni

La Capcom Cup, point culminant de la saison sur Street Fighter, credit image Capcom - Millenium — La Capcom Cup, point culminant de la saison sur Street Fighter, credit image Capcom

L'esport n'apporte pas forcément du négatif

De nombreux joueurs ont également témoigné que l'esport a changé leur vie de manière positive. Outre un certain confort matériel, leur réussite dans l'esport leur a apporté une certaine confiance en eux, qui leur a donné le courage de se lancer dans d'autres domaines. Même sans devenir champion du monde, réussir dans ce domaine peut fournir une bonne base pour se construire, à condition de ne pas se limiter à ce domaine. Comme une personne ordinaire qui va séparer son travail, ses loisirs et sa vie sociale, il est important d'avoir un certain équilibre afin de ne pas s'identifier que par un seul domaine.

L'esport peut donc être à la fois dévastateur mais aussi bénéfique sur la santé mentale et la construction d'un adolescent. Plus que le domaine en lui-même, c'est l'encadrement externe (les structures, mais aussi soutien des proches) qui influencera énormément l'expérience vécue par la personne. Les structures comme les éditeurs sont de plus en plus conscients et voir des coachs mentaux, psychiatres ou psychologues employés par des équipes se banalise. L'esport en lui-même n'est pas plus dangereux pour la santé mentale d'un individu qu'un autre domaine, c'est surtout le fait de ne s'identifier et de se juger uniquement au travers de lui qui est mauvais pour la construction d'une personnalité équilibrée.

Pour plus d’informations sur la semaine de la santé mentale, rendez-vous sur cet article.

Sources :

Entretien avec Brigitte Arnaud Castiglioni, pedo psychiatre, psychothérapeute et psychanalyste pour un cabinet privé de la ville de Marseille.

Interview de Liooon

Liooon, de son vrai nom Li Xiaomeng, est une joueur professionnelle d'esport chinoise spécialisée sur le jeu vidéo Hearthstone. Elle a notamment été championne du mondeen 2019, elle est devenue grâce à cette victoire la première femme à être sacrée championne du monde depuis la création des tournois Hearthstone, soit depuis l'année 2014.

Affaire TSM

Une enquête réalisée par le Washington Post sur les coulisses de deux structures esport Américaines, TSM et Blitz. L'enquête se concentre sur le témoignage du personnel qui y décrit un lieu de travail toxique et une direction instable pour les salariés.

Numéros utiles

Si jamais vous, ou un de vos proches, souffrez de problèmes psychologiques, que vous êtes harcelés, ou hantés par des idées suicidaires, n’hésitez pas à prendre contact avec des professionnels de santé mentale, et à contacter ces numéros utiles :

Numéro national de prévention du suicide : 3114. La ligne est ouverte 24h/24, 7j/7. L’appel est gratuit et confidentiel.

SOS Amitié : 09 72 39 40 50. Service d’écoute bienveillant, gratuit, anonyme et confidentiel destiné à ceux qui, à un moment de leur vie, traversent une période difficile.

Fil santé jeunes : 0 800 235 236. Répond à vos questions, tous les jours, de 9h à 23h. Un numéro d'appel anonyme et gratuit.

E-enfance.org : 3018. Un service officiel de signalement du cyber harcèlement anonyme, qui peut être contacté par téléphone ou SMS.