Lancé en 1995, soit 30 ans avant DOOM The Dark Ages, DOOM 3DO est entré dans l’histoire non pas pour ses qualités techniques ou l’innovation de son gameplay, mais pour la débâcle qu’il a représentée.
Une ambition démesurée portée par l’incompétence
En 1995, DOOM a déjà le statut d'une légende. Le FPS d’id Software fait parler de lui depuis sa sortie deux ans plus tôt et s’apprête à conquérir de nouvelles plateformes comme la SNES et la PlayStation. Pour Randy Scott, PDG d’Art Data Interactive, sortir DOOM sur la 3DO semble être une idée de génie. Il débourse 250 000 dollars pour acquérir les droits de portage, convaincu qu’il suffira de compiler le code source et d’ajouter de nouveaux monstres.
Mais Randy Scott ignore tout du développement de jeux vidéo. En promettant des cinématiques FMV, des armes inédites et des niveaux supplémentaires, il attire les investisseurs, dont certains issus de son église, oui oui, et s’engage contractuellement auprès des distributeurs à livrer le jeu pour Noël. Or, personne chez Art Data Interactive ne sait coder. Le premier studio contacté refuse le projet après avoir constaté l’ampleur du travail (estimé à deux ans et plusieurs millions de dollars). Un second développeur, recruté sans intention d’être payé, quitte rapidement le navire.
C’est alors que 3DO Company, soucieuse de préserver son image et d’enrichir son maigre catalogue, contacte Rebecca Heineman. Reconnue pour ses adaptations réussies de Wolfenstein 3D et Another World, elle accepte de relever le défi… après avoir découvert que le jeu n’était pas « terminé à 90 % », comme le prétendait Scott, mais totalement inexistant.
Dix semaines d’enfer pour une version presque jouable
Rebecca Heineman comprend rapidement qu’il est impossible de tenir les promesses d’Art Data. Oubliez les cinématiques et les nouveautés : elle choisit de porter la version Atari Jaguar, jugée techniquement la plus proche de la 3DO. Commencé à la mi-août, le développement s’achève le 1er novembre 1995. En dix semaines seulement, Heineman livre un produit « commercialisable », malgré les limites du hardware et l’absence de budget.
La 3DO, bien que puissante pour l’époque, nécessite des compromis : écran réduit en letterbox (avec des bandes noires autour de l'écran) pour maintenir un framerate tolérable, absence d’effets avancés, optimisation minimale. L’unique ajout notable réside dans la bande-son : Randy Scott, musicien à ses heures perdues, fournit des reprises rock des morceaux emblématiques du jeu, tirant parti du format CD de la console. C’est d’ailleurs l’un des rares aspects salués par la presse.
Pour anticiper une éventuelle rétrocompatibilité avec la M2 (successeur avorté de la 3DO), Heineman glisse même un cheat code pour activer un mode plein écran. Ce détail témoigne de son professionnalisme et de son zèle, malgré l’environnement chaotique du projet.
Mais la catastrophe est inévitable. Contre toute logique commerciale, Scott commande 50 000 exemplaires, un tirage irréaliste compte tenu de la base installée d’environ 250 000 consoles. Le jeu, vendu à prix fort, se retrouve rapidement invendu, relégué aux bacs à soldes, et les critiques sont acerbes.
Une débâcle devenue légendaire
Peu après la sortie, Art Data Interactive fait faillite. On raconte que Randy Scott aurait tenté de rejeter la faute sur Heineman, mais celle-ci avait pris soin d’attendre l’encaissement de son dernier chèque avant de livrer le jeu. L’histoire de DOOM 3DO est depuis devenue emblématique : une version honteuse d’un classique intemporel, fruit d’un développement précipité et mal géré, à la frontière de l’absurde.
En 2016, Rebecca Heineman a publié le code source du portage sur GitHub, accompagné de notes explicatives. Elle y raconte en détail les absurdités techniques, les compromis nécessaires, et l’état lamentable du projet lorsqu’elle l’a récupéré. Ce témoignage est précieux pour comprendre les coulisses d’une industrie où les rêves peuvent rapidement tourner au cauchemar si la passion n’est pas accompagnée de compétence.
Aujourd’hui, DOOM sur 3DO est devenu un mème à part entière, souvent cité comme le pire portage jamais réalisé. Mais derrière ce désastre se cache aussi un exploit : celui d’une développeuse qui, en dix semaines, a sauvé ce qui pouvait l’être. Un rappel que, même dans les conditions les plus extrêmes, le professionnalisme peut triompher du chaos.








