Il est aujourd’hui difficile d’imaginer le paysage du jeu vidéo sans The Witcher. La saga, portée au sommet par CD Projekt RED et en particulier par The Witcher 3: Wild Hunt, s’est imposée comme l’un des piliers du RPG moderne, saluée pour son univers riche, ses choix moraux nuancés et son écriture exemplaire.
Pourtant, derrière ce succès planétaire se cache une histoire méconnue, faite d’échecs précoces, de projets avortés et d’un scepticisme tenace de la part de l’auteur originel, Andrzej Sapkowski. Eh oui, avant de devenir une trilogie culte, The Witcher a bien failli ne jamais voir le jour.
CD Projekt RED : d’un pari raté à une renaissance inattendue
En 2007, The Witcher débarquait sur PC dans une relative indifférence. Accueilli sans fanfare particulière, le premier jeu du studio CD Projekt RED aurait pu rester une curiosité oubliée, un RPG aux ambitions floues, inspiré de romans polonais peu connus en dehors de leur pays d’origine. Et pourtant, moins d’une décennie plus tard, The Witcher 3: Wild Hunt devenait l’un des jeux les plus acclamés de l’histoire du média, remportant des centaines de prix et redéfinissant les standards du jeu de rôle en monde ouvert.
Ce triomphe, aujourd’hui indissociable de l’identité du studio, masque un passé bien plus chaotique. Car tout a failli s’arrêter avant même de commencer.
À l’origine, CD Projekt n’était qu’un modeste distributeur de jeux vidéo basé à Varsovie. Fondé en 1994 par Marcin Iwiński et Michał Kiciński, le duo avait réussi un tour de force dans une Pologne ravagée par le piratage : vendre légalement des milliers de copies de Baldur’s Gate. Ce succès local fut tel qu’ils décidèrent de se lancer dans le développement en interne, avec une idée simple : porter Baldur’s Gate: Dark Alliance sur PC. Un projet aussitôt annulé par les ayants droit, mais dont le code fut réutilisé pour une tout autre ambition.
Les fondateurs voulaient créer leur propre RPG. Un jeu sombre, mature, enraciné dans la fantasy européenne. Rapidement, un nom s’imposa : The Witcher. L’univers créé par Andrzej Sapkowski était déjà célèbre en Pologne, et sa noirceur morale comme son folklore slave offraient une alternative rafraîchissante aux standards américains de la fantasy.
Avant que CD Projekt RED ne s’approprie le destin de Geralt de Riv, un autre studio polonais, Metropolis Software, avait déjà tenté l’aventure. En 1997, Adrian Chmielarz, futur créateur de Bulletstorm et The Vanishing of Ethan Carter, avait convaincu Andrzej Sapkowski de céder les droits de son univers pour un jeu vidéo. Trop ambitieux pour les capacités techniques de l’époque, ce premier projet échoua, mais ouvrit la voie à une adaptation plus durable. Lorsque CD Projekt se penche sur la licence au début des années 2000, Sapkowski accepte de nouveau de céder ses droits, sans grande conviction, mais attiré par la perspective d’un gain financier immédiat.
Aujourd'hui, Andrzej Sapkowski reconnaît que CD Projekt RED a fait un travail remarquable : « Le jeu est très bien fait. Ils méritent tout ce qu’ils en retirent. » mais confesse surtout un immense regret : avoir cédé tous les droits pour une somme sans accepter de pourcentage sur les bénéfices du jeu : « C’était stupide. Je n’y croyais pas. ».
Une naissance difficile et un prototype catastrophique
CD Projekt RED put enfin récupérer la licence, mais leur premier prototype, présenté dès 2003, tenait plus du cauchemar que du rêve vidéoludique. Le jeu reprenait les mécaniques hack’n slash de Baldur's Gate: Dark Alliance, avec une vue isométrique, une action répétitive et un héros créé par le joueur, Geralt n’étant qu’un personnage secondaire. L’antagoniste principal était Rience, un magicien issu des romans, ressuscité pour l’occasion. Le résultat : un rejet massif des éditeurs.
Selon Adam Badowski, futur directeur de Cyberpunk 2077, cette première version était tout simplement « une véritable horreur ». Marcin Iwiński, quant à lui, n’hésitera pas à parler d’un projet « médiocre » qui a failli signer l’arrêt de mort du studio naissant. Rien ne fonctionnait : ni l’esthétique, trop inspirée de Diablo, ni la jouabilité, datée et sans saveur, ni même la narration, pourtant censée être le cœur du jeu.
Pour autant, les ambitions de CD Projekt RED restaient intactes. Le studio reboota le projet, réinventa son approche, embaucha davantage de développeurs, et bénéficia même d’une aide technique de BioWare pour utiliser l’Aurora Engine. Le développement s’étala sur cinq longues années, mobilisant une centaine de personnes et un budget approchant les vingt millions d’euros.
Le premier The Witcher sort enfin en 2007. Bien que perfectible, il séduit une niche de joueurs grâce à son ton adulte, ses choix moraux complexes et son univers original. Mais ce n’était encore qu’un prologue.
Une saga qui redéfinit le jeu vidéo européen
C’est avec The Witcher 3: Wild Hunt que la franchise prend son envol. Sorti en 2015, ce troisième opus est souvent qualifié d’apothéose du RPG occidental. Novigrad, Skellige, Velen, Toussaint : chaque région regorge de détails, de récits annexes bouleversants, de personnages mémorables. L’histoire de Geralt, de Ciri et de Yennefer touche à sa conclusion avec une maîtrise rarement égalée.
Le succès est colossal. Plus de 50 millions de copies vendues pour la trilogie. Des critiques dithyrambiques. Des centaines de récompenses. Une série Netflix qui propulse l’univers encore plus loin dans la culture populaire.
Pour CD Projekt RED, ce triomphe change tout. Le studio devient une entité incontournable, à la tête de la plateforme GOG, et suffisamment ambitieux pour s’attaquer à un nouveau géant : Cyberpunk 2077. Malgré un lancement difficile, ce dernier connaîtra aussi son moment de rédemption, grâce à l’extension Phantom Liberty et à des mois de corrections techniques.
Mais rien de tout cela ne serait arrivé sans le pari, fou et presque raté, de développer The Witcher.
L’histoire de The Witcher est celle d’un miracle en plusieurs actes. Celui d’un studio né d’un échec, porté par une vision artistique audacieuse dans un pays sans tradition de développement. Celui d’un auteur sceptique, presque hostile, dont les œuvres allaient pourtant conquérir le monde numérique. Celui d’un prototype « médiocre » devenu pierre angulaire d’un empire vidéoludique.
Aujourd’hui, alors que The Witcher 4 est en cours de développement et que l’attente des fans est immense, il est bon de se rappeler à quel point cette réussite fut fragile au départ. Geralt de Riv, autrefois simple nom de roman en Pologne, est désormais une icône mondiale. Et tout cela a commencé par un projet mal engagé, né des cendres d’un portage annulé et d’un moteur recyclé.
Comme dans les meilleurs contes du Sorceleur, ce sont les chemins tortueux qui mènent aux plus grandes épopées.











