Sorti en juin 2020, The Last of Us Part II s'impose comme l'une des œuvres les plus controversées de l'histoire du jeu vidéo. Suite directe du succès critique et commercial de The Last of Us (2013), ce deuxième volet, développé par Naughty Dog et réalisé par Neil Druckmann, prend le contrepied de toute attente narrative. Dès sa sortie, il polarise l'opinion. Encensé par la critique, décrié par une partie du public, il provoque un déluge de débats en ligne. Pourtant, au-delà des polémiques, le jeu propose une méditation brutale sur la vengeance, la haine, la perte et l'identité.
Là où beaucoup espéraient une suite classique aux aventures de Joel et Ellie, ils découvrent en fait une tragédie extrêmement ambitieuse et moralement ambiguë qui divise profondément les joueurs et critique les attentes mêmes du public. Plutôt audacieux pour un blockbuster de cette ampleur.
Quelques années après les événements du premier jeu, Joel et Ellie vivent à Jackson, une communauté isolée et protégée. Mais tout bascule lorsque Joel est assassiné sauvagement par un groupe venu de Seattle, mené par Abby, une jeune femme liée à son passé (et au premier opus). Animée par une rage froide, Ellie entame une chasse implacable pour venger celui qu'elle considérait comme un père.
Mais à mesure que le jeu avance, le joueur découvre que les motivations d'Abby sont aussi légitimes que celles d'Ellie. Et ce qui semblait être une quête de justice devient une spirale infernale de souffrance, où chacun devient le bourreau de l'autre. Le jeu nous fait incarner à la fois Ellie et Abby, nous forçant à voir les deux côtés de la médaille. Ce choix radical bouleverse les codes de l'identification vidéoludique et questionne notre rapport à la morale dans le jeu vidéo.
Un pari narratif risqué et radical
Le choc est immédiat. Moins de deux heures après le début du jeu, Joel, le personnage central du premier The Last of Us, est assassiné avec une brutalité insoutenable. Cette mort, inattendue, rapide, presque absurde dans sa mise en scène, heurte de plein fouet les attentes des joueurs. Car pendant sept ans, les fans ont imaginé la suite de l’histoire d’Ellie et Joel. Beaucoup espéraient les voir explorer une relation père-fille apaisée, guérie par les épreuves passées. Ce moment, Naughty Dog le leur refuse sciemment. La frustration est immense. Et pourtant, cette décision ouvre la voie à une narration inédite.
Plutôt que de prolonger la relation centrale du premier opus, The Last of Us Part II la détruit pour mieux en analyser les cendres. La mort de Joel devient le point de départ d'une tragédie, et Ellie, blessée, brisée, s’engage sur le chemin de la vengeance. Le joueur est ainsi entraîné dans une spirale émotionnelle où l’attachement initial se transforme en colère, puis en malaise, et enfin en perte.
L'une des grandes audaces de The Last of Us Part II réside dans sa structure narrative. En nous faisant incarner successivement Ellie puis Abby, le jeu déjoue les attentes et rompt avec la logique classique de l'identification héroïque.
Ellie, que l'on a aimée, vu grandir, devient peu à peu un monstre de rage. Abby, initialement perçue comme la "méchante", se révèle complexe, humaine, empathique. Le joueur est pris au piège : il est à la fois juge et complice, témoin et acteur. Il tue des personnages qu'il apprend ensuite à aimer.
Cette mécanique de miroir narratif renforce la thématique centrale du jeu : dans un monde brisé, la vengeance ne distingue pas les bons des méchants. Elle transforme chacun en reflet de l'autre. Ellie devient Abby. Abby devient Ellie. Et toutes deux perdent une part d'elles-mêmes en chemin.
La violence (et la vengeance) comme langage
The Last of Us Part II est un jeu extrêmement violent. Mais cette violence n'est pas toujours gratuite : elle est un outil narratif. Chaque combat est brutal, chaque mise à mort a du poids. Les ennemis ont des noms, des voix, des réactions humaines.
Cette esthétique de la violence répugne autant qu'elle fascine. Elle a pour but de provoquer un malaise. Le joueur n'est pas censé se sentir puissant. Il est censé ressentir le poids de chaque acte. Naughty Dog renverse la logique de gratification du jeu vidéo. À chaque exécution, c'est la mécanique de déshumanisation qui est exposée, puis inversée : l'ennemi n'était pas un pixel, mais une personne.
Au-delà des deux protagonistes, le jeu dépeint une galerie de personnages secondaires d'une grande finesse. Dina, la compagne d'Ellie, incarne l'espoir d'une vie apaisée. Elle est enceinte, douce, prête à croire en un avenir possible. Mais Ellie sacrifie cette possibilité au nom de sa quête de vengeance. Et lorsque Ellie revient, Dina est partie.
Tommy, de son côté, devient l'image de la masculinité brisée. Frère de Joel, il veut venger sa mort, mais devient estropié, amer, obsédé. Il pousse Ellie à continuer, même quand elle souhaite arrêter. Il est l'écho de cette voix intérieure qui refuse d'oublier, même si cela coûte tout.
Le jeu montre que la violence n'affecte pas que les combattants. Elle ruine les liens, les familles, les futurs possibles. Elle laisse des vides, des silences, des maisons désertées.
Une construction narrative anti-blockbuster
L’un des aspects les plus fascinants de The Last of Us Part II est la manière dont il déconstruit les codes traditionnels du jeu vidéo AAA. Là où la majorité des blockbusters vidéoludiques misent sur la montée en puissance, sur la gratification continue, sur la consolidation d’un héros capable de surpasser tous les obstacles, Naughty Dog choisit l’inverse. Ellie s’affaiblit au fur et à mesure de sa quête. Elle ne devient pas plus forte : elle devient plus isolée, plus hantée, plus fragile.
Le gameplay, lui aussi, épouse cette descente. Les mécaniques d'infiltration, de survie et de combat sont certes peaufinées, mais leur sophistication ne vise jamais à donner au joueur une sensation de toute-puissance. Elles renforcent plutôt l’âpreté de l’expérience. Chaque confrontation est tendue, chaque affrontement semble être un dernier recours.
Ce choix va à l’encontre du confort habituel des joueurs, habitués à des arcs narratifs classiques et des récompenses méritées. Ici, le jeu refuse toute complaisance. Il rappelle au joueur qu’il n’est pas là pour triompher, mais pour comprendre. Il ne s’agit pas d’écraser l’ennemi, mais d’en saisir l’humanité.
Symbole fort du jeu, la guitare que Joel offre à Ellie revient comme un leitmotiv tout au long de l'histoire. Elle représente leur lien, leur amour, leur passé commun. Chaque mélodie jouée est une tentative de conjuration, de mémoire.
Mais à la fin, quand Ellie tente de rejouer le morceau "Future Days", elle n'y parvient plus. Ses doigts amputés l'en empêchent. La mélodie est brisée. Le souvenir est là, mais il est devenu inaccessible.
Contrairement à nombre d’histoires où la vengeance mène à une résolution ou à une rédemption, The Last of Us Part II s’achève sur un vide. Ellie laisse Abby partir. Pas par pardon, mais par épuisement. Elle rentre chez elle, et tout est perdu. Dina est partie. Le foyer est vide. Elle n’a plus de but, ni même la capacité de jouer la musique qui la liait à Joel.
La catharsis, ici, n’est pas une libération. C’est une déconstruction. Le joueur n’obtient pas ce qu’il attend. Pas de victoire. Pas de justice. Seulement une forme de réalité brute. Comme dans les tragédies grecques, les héros tombent, et laissent un monde en ruine.
Le corps et ses stigmates et l'apocalypse sans glamour
Autre dimension rarement explorée avec autant d’acuité dans un jeu vidéo : celle du corps. Dans The Last of Us Part II, les corps parlent. Ils souffrent, saignent, s’effondrent. Mais surtout, ils changent. Loin des archétypes hollywoodiens, les personnages féminins sont représentés avec une diversité physique peu commune. Abby, en particulier, a fait l’objet de polémiques absurdes à sa sortie. Musclée, puissante, elle brise les normes de la féminité imposées par l’imaginaire vidéoludique. Certains joueurs ont violemment rejeté ce corps qui ne correspondait pas à leurs attentes.
Et pourtant, ce corps raconte une histoire. Celle d’une femme brisée par la guerre, qui s’est forgée une carapace pour survivre. Son apparence n’est pas un choix esthétique gratuit : c’est une conséquence logique de sa trajectoire. De même, Ellie, plus fine, plus nerveuse, incarne une forme de tension constante.
Le jeu ose aussi montrer les stigmates que la violence laisse sur ces corps : cicatrices, mutilations, traumatismes visibles. Rarement le corps a été aussi présent, aussi signifiant, dans une œuvre vidéoludique. Il est à la fois le vecteur de l’action et le réceptacle de la souffrance.
Contrairement à de nombreuses œuvres post-apocalyptiques qui romancent l’effondrement, The Last of Us Part II montre un monde sale, brutal, où l’humanité survit difficilement. Jackson, la ville où vivent Joel et Ellie au début du jeu, apparaît presque comme une utopie. Mais cette illusion vole rapidement en éclats. Le reste du monde est dominé par des clans, des milices, des organisations religieuses fanatiques.
Les Séraphites incarnent une forme de foi aveugle, qui justifie la violence au nom d’une purification spirituelle. Les Wolfs, de leur côté, sont une armée brutale, hiérarchisée, militarisée, qui impose sa loi par la force. Et au milieu de tout cela, des survivants tentent de préserver un semblant d’humanité.
Cette cartographie de la société post-effondrement est d’une noirceur et d'un réalisme rare. Elle ne laisse que peu d’espace à l’espoir. Mais elle évite aussi les clichés. Chaque faction a ses nuances, ses contradictions. Le manichéisme n’a pas sa place ici. Et le joueur est constamment forcé de remettre en question ses jugements.
Un chef-d’œuvre incompris ?
Le rejet initial d’une partie du public à l’égard du jeu tient sans doute à son exigence. The Last of Us Part II ne flatte pas, ne rassure pas. Il n’offre pas la consolation que beaucoup espéraient après un premier opus poignant. Il détruit ce qui a été aimé. Il oblige à voir l’autre face de la médaille. Il impose une empathie douloureuse.
En cela, il rejoint certaines œuvres cinématographiques radicales. On pense à Requiem for a Dream ou There Will Be Blood. Des films acclamés par la critique, mais souvent difficiles à accepter émotionnellement. Le jeu vidéo, en tant que média relativement jeune, est encore en train de conquérir sa légitimité artistique. Et The Last of Us Part II pousse cette ambition à l’extrême.
Il est possible que ce soit un jeu en avance sur son temps. Un de ces récits qui ne sont compris que plusieurs années plus tard, à la lumière de nouvelles réflexions culturelles et artistiques. Car aujourd’hui encore, il divise. Mais dans cette division même, il affirme une chose essentielle : le jeu vidéo peut être un art mature, complexe, dérangeant. L’influence de The Last of Us Part II commence déjà à se faire sentir. De nombreux studios évoquent désormais l’importance de la représentation nuancée, de la diversité des personnages, de la narration non-linéaire. Des jeux comme God of War: Ragnarök, A Plague Tale: Requiem, ou encore Hellblade II portent en eux les traces d’un changement profond dans la manière de raconter des histoires interactives.
Le jeu a aussi ouvert des discussions sur la place des femmes dans l’industrie, sur la manière dont on écrit des personnages féminins forts sans les sexualiser. Il a permis de visibiliser les tensions entre créateurs et public, notamment via les campagnes de harcèlement qui ont visé les actrices Laura Bailey (Abby) et Ashley Johnson (Ellie).
Enfin, il a rappelé une vérité simple : la narration vidéoludique peut rivaliser avec les plus grandes formes d’expression artistique. Elle peut bouleverser, heurter, interroger. Elle peut faire plus que divertir.
The Last of Us Part II est bien plus qu'une suite attendue : c’est une œuvre audacieuse, profondément humaine, qui prend le risque de déplaire pour mieux marquer. Là où le premier opus nous confrontait déjà à des choix moraux déchirants, cette suite pousse l’expérience encore plus loin, en nous forçant à vivre pleinement les conséquences de la violence, de la perte et du deuil. Le jeu déconstruit les figures classiques du héros et de l’antagoniste pour révéler deux femmes brisées, Ellie et Abby, chacune enfermée dans sa propre douleur, tentant de survivre à un monde qui ne leur offre aucun répit.
Que l’on aime la franchise ou non, il faut reconnaître le courage créatif de ses auteurs. Tuer un personnage aussi aimé que Joel dès les premières heures du jeu, après sept années d’attente fébrile, relevait du suicide narratif — et pourtant, c’est ce pari que Neil Druckmann et son équipe ont choisi de faire. Pire encore, le jeu nous place ensuite dans la peau de son assassin. Et là encore, il nous pousse à l’empathie, à la remise en question. Rien n’est jamais simple dans The Last of Us Part II, car toute action a une conséquence, et toute vengeance engendre un nouveau cycle de douleur.
En refusant les chemins faciles, le jeu interroge aussi notre propre rôle en tant que joueur : jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Qu’acceptons-nous de perdre, nous aussi, pour accompagner Ellie ? Et surtout, que reste-t-il à sauver, une fois que tout semble perdu ? Autant de questions qui restent en suspens longtemps après que la manette est reposée.
The Last of Us Part II n’est pas parfait, mais c’est une œuvre rare, brute, intransigeante. Une tragédie moderne qui ose briser ses propres héros pour nous faire ressentir, réfléchir, et parfois, accepter l’inconfort.
The Last of Us Part II n'est pas un jeu qui cherche à plaire. C'est un jeu qui cherche à faire réagir. Il bouscule, met mal à l'aise, dérange. Il brise les héros, contredit les attentes, refuse le confort moral.
Il ne propose pas une résolution, mais un constat : la haine engendre la haine. La perte ne se compense pas. Et le pardon ne vient pas toujours. C’est une tragédie moderne, où chaque acte est une cicatrice. Un jeu qui ne se joue pas, mais qui se subit, qui se digère, qui laisse une empreinte.
Aujourd’hui, alors que l’annonce d’un troisième opus se profile, et que la série HBO remet l’univers sur le devant de la scène, The Last of Us Part II mérite d’être redécouvert. Non comme un jeu à aimer ou à détester. Mais comme un miroir. Un miroir de ce que le jeu vidéo peut être : une expérience artistique totale, bouleversante, inoubliable.
The Last of Us Part II est un jeu que l’on n’oublie pas. Non parce qu’il fait plaisir. Mais parce qu’il fait mal. Parce qu’il ose aller là où peu de jeux osent s’aventurer : dans la zone grise de l’émotion humaine, là où il n’y a ni bons ni méchants, seulement des gens qui souffrent, qui essaient, qui échouent. Ce n’est pas un jeu sur la survie. C’est un jeu sur ce qu’on perd quand on survit. Sur ce qu’on sacrifie au nom de l’amour, ou de la haine. Et sur la frontière floue entre les deux. En cela, il ne s’adresse pas seulement aux joueurs. Il s’adresse aux êtres humains. À ceux qui ont aimé. Perdu. Rêvé de réparer. Et compris qu’on ne répare pas toujours.















