Parmi les créatures les plus mystérieuses et redoutées de l’univers de Tolkien, les Balrogs occupent une place à part. Incarnations du feu et de l’ombre, esprits corrompus au service de Morgoth, ils furent jadis les généraux de la guerre contre les Valar, semant la terreur sur les champs de bataille du Premier Âge. Pourtant, à l’époque du Seigneur des Anneaux, il n’en reste plus qu’un, tapi dans les entrailles de la Moria. Cette rareté intrigue : comment une force aussi destructrice, qui a fait trembler même les plus puissants héros, a-t-elle pu quasiment disparaître du monde ? Est-ce le fruit d’une décision narrative, d’une évolution mythologique, ou d’une volonté plus profonde de l’auteur ? En retraçant les origines, l’évolution et la signification symbolique des Balrogs dans le légendaire de Tolkien, on peut mieux comprendre pourquoi leur extinction progressive participe à la mélancolie si particulière de la Terre du Milieu.
Alors, n'y a-t-il qu’un seul Balrog dans les Terres du Milieu ? Ce n’est ni un oubli ni une facilité scénaristique. C’est, au contraire, l’intention mythologique de Tolkien, qui avait en effet conçu un monde dont la magie et la puissance déclinaient avec les âges, et où les grandes figures de l’ancien temps s’éteignaient peu à peu, laissant place aux Hommes.
Que sont réellement les Balrogs ?
Les Balrogs ne sont pas des monstres ordinaires. Ce sont des Maiar, des esprits divins inférieurs aux Valar mais nés de la même essence primordiale. Gandalf, Sauron et Saroumane sont également des Maiar, ce qui donne immédiatement une idée de la puissance brute de ces êtres. Mais les Balrogs, eux, ont été corrompus par Melkor, le Valar déchu qui deviendra Morgoth, premier Seigneur des Ténèbres. Ainsi pervertis, les Balrogs deviennent des entités démoniaques de feu et d’ombre, entourés de ténèbres vivantes et armés de fouets flamboyants. Leur simple présence sème la terreur, car ils incarnent non seulement la force brute, mais aussi une époque de cauchemar où la lumière semblait ne plus avoir sa place.
Tolkien les décrit comme des créatures enveloppées dans des nuages de flammes et de suie, presque informes, mais dotées d’une volonté consciente et destructrice. Ils ne sont pas des bêtes, mais bien des esprits en guerre contre la création.
Une espèce en voie d’extinction
Au Premier Âge, les Balrogs sont nombreux, ou du moins en assez grand nombre pour apparaître comme une armée d’élite aux côtés des dragons et des orcs de Morgoth. Dans ses premiers textes, Tolkien en mentionne des centaines. Mais plus tard, en révisant sa mythologie, il réduira volontairement leur nombre à sept. Cette évolution n’est pas anodine : elle marque la volonté de Tolkien de transformer les Balrogs en créatures rares, singulières, presque légendaires. Leur rareté leur donne une aura plus mythique encore, renforçant leur fonction de vestiges d’un âge révolu.
À la fin du Premier Âge, l’intervention divine des Valar dans la Guerre de la Grande Colère entraîne la chute d’Angband, la forteresse de Morgoth. Ce dernier est enchaîné, et ses armées écrasées. Les dragons, les orcs et les Balrogs sont presque tous anéantis. Ceux qui survivent disparaissent dans les profondeurs de la terre, fuyant la lumière et la justice des Valar. Ils s’enfouissent si profondément qu’ils sombrent dans un sommeil proche de la mort. Leur extinction physique est bientôt totale, mais elle est doublée d’une extinction symbolique : les elfes cessent d’évoquer leur nom, les hommes n’en conservent que des légendes floues. Le monde se détache de ces êtres trop grands, trop anciens, trop puissants pour un âge qui se veut plus modeste, plus humain.
Ce déclin n’est pas uniquement le fruit de batailles. Il correspond à une vision plus large du monde selon Tolkien : celle d’un univers en diminution progressive. Les âges passent, et avec eux la magie. Le Premier Âge était celui des dieux en guerre, le Troisième Âge, lui, est celui d'une lutte plus modeste.
Le Fléau de Durin : dernier écho d’un monde disparu
Ce Balrog survivant, celui que l’on appelle le Fléau de Durin, repose au cœur de la Moria, jadis Khazad-dûm. Ce royaume souterrain des Nains, célèbre pour ses richesses en mithril, était un haut-lieu de savoir et de puissance. Mais un jour, dans leur soif de creuser toujours plus profondément, les Nains atteignent une caverne interdite. Là, enfoui dans le noir depuis des millénaires, dort un Balrog oublié. Réveillé, il massacre Durin VI et son fils Náin I, contraignant les survivants à fuir. Le lieu est abandonné, et la Moria devient un tombeau hanté, désertée de tout.
Lorsqu’au Troisième Âge la Communauté de l’Anneau traverse ces galeries obscures, elle réveille à nouveau l’ombre. Gandalf, lui-même Maia, comprend instantanément la gravité de la menace. Le duel qui s’ensuit sur le Pont de Khazad-dûm est l’un des plus mythiques de la saga : non pas un simple combat, mais une collision entre deux puissances antiques. Leur affrontement se poursuit même après leur chute, dans les entrailles du monde et sur les cimes enneigées du Zirak-zigil, jusqu’à ce que Gandalf triomphe en y laissant la vie. La mort du Balrog est une victoire, mais aussi un point final. Avec lui, s’éteint la race de ces géants divins.
La disparition des Balrogs dans l’œuvre de Tolkien n’est pas une simple question de contingence ou de hasard narratif, mais un geste profondément symbolique, ancré dans la logique du monde d’Arda. Le fait qu’il n’en reste plus qu’un seul à l’époque de La Communauté de l’Anneau n’est pas une incohérence, mais la manifestation d’un monde en train de s’éteindre lentement. Le Fléau de Durin, tapi dans les profondeurs de la Moria, n’est pas simplement un vestige d’un autre âge : il est l’ultime survivant d’une ère où la magie, le mythe et les conflits métaphysiques façonnaient la trame du monde.
Tolkien a toujours structuré ses légendes autour de la perte, du retrait, de la fin d’une grandeur passée. À mesure que les âges se succèdent, les puissances s’amenuisent : les Elfes partent, les Anneaux se fanent, les grandes cités s’effondrent, et les esprits anciens – comme les Balrogs – disparaissent.
En tuant ce Balrog, Gandalf accomplit plus qu’un acte de bravoure : il scelle définitivement la fin de cette époque. Il ne reste plus aucun Balrog, aucun écho vivant de Morgoth dans les entrailles du monde. L’histoire avance, mais elle le fait en tournant la page sur des puissances qui ne peuvent pas coexister avec l’avenir des Hommes. Le monde de Tolkien est un monde où la magie se retire peu à peu, où la lumière décline, et où même les ténèbres les plus anciennes finissent par s’éteindre. La mort du dernier Balrog n’est pas une victoire absolue. C’est un adieu. Un adieu à la splendeur terrible du Premier Âge, et au frisson vertigineux qu’elle laissait planer dans les ombres du présent.